25 août 2014

Je perds ton temps.

Elle entrouvre un œil, réveillée par la secousse inhabituelle. Elle fait ce trajet deux fois par jour depuis tellement de temps qu’elle peut même en dormant distinguer les arrêts en gare des autres, ceux qui font clignoter dans les yeux de tous les passagers la fatigue liée au futur retard.

Comme prévu, ils sont stationnés en plein milieu de la forêt. Pas d’annonce, peut-être un arbre tombé sur la voie, peut-être un chevreuil ou une biche happé par la vitesse du train. Si ça dure, il faudra qu’elle envoie un message à son aîné pour qu’il diffère un peu la préparation du repas. Ce n’est pas encore ce soir qu’ils iront se coucher tôt.

Elle inspire en s’étirant tant bien que mal dans le wagon bondé, se calle un peu mieux au fond du siège. Elle ferme les yeux, espère grignoter quelques minutes de sommeil, n’ose même pas regarder sa montre.

Non, en fait, elle devrait plutôt conseiller à ses mômes de manger sans elle, ce serait mieux pour eux, ils doivent aussi se lever tôt le lendemain, et le petit a toujours besoin de dormir au moins huit heures, sinon il n’est pas opérationnel en classe. Enfin, c’est ce que l’aîné lui a dit quand il a été voir son institutrice, elle n’a pas pu y aller elle-même, elle travaillait.

Elle sourit un peu piteusement. De toute façon, quoi qu’il se passe dans la vie de ses gamins, elle, elle est au boulot pendant ce temps-là. Elle n’y peut rien, c’est le monde qui est mal foutu, mais elle lit régulièrement dans les yeux de ses garçons la tristesse et la rancune qu’elle ne soit jamais là. Elle a du mal à se faire à l’idée qu’ils se sont construit un petit monde à deux, où elle n’est jamais que de passage. 

En guise de mère, ils ont un courant d’air.

En guise de père, eh bien... Là, ça tient plutôt du fantôme.

Elle ferme les yeux pour penser à autre chose, mais ce sont les perspectives négatives de sa boîte qui reviennent en force. Pas mieux. Alors elle regarde par la fenêtre en espérant que les arbres feront barrage.

Dehors, les dernières lueurs du jour transpercent l’orée du bois, qu’elle devine un peu plus loin, et décorent les troncs de guirlandes dorées qui oscillent au gré du feuillage. Elle se redresse une seconde pour entrouvrir la fenêtre et coller son nez aux odeurs de crépuscule qui flottent encore dans l’air. Les souvenirs affluent au gré des vagues, et c’est presque pire qu’avant tellement elle se sent envahie de nostalgie.

La machine se remet en branle péniblement, essoufflée à l’idée de la distance qu’elle devra encore parcourir. Elle se rassied, les dents serrées. Elle sera à la maison à vingt-deux heures. Ç’aurait pu être pire.



Quand le réveil sonne, sa première envie est de le balancer par la fenêtre. Sa vie est rythmée artificiellement par les obligations sociales, et le miroir de la salle de bain lui dit bien assez combien elle n’est pas faite pour ça. Mais elle suit le mouvement, comme tout le monde.

Elle ferme la porte de sa chambre en silence pour ne pas réveiller ses garçons, tout aussi harassés qu’elle. Quelque part elle s’en veut de leur imposer une vie pareille, de ne pas pouvoir changer les choses, mais voilà. Elle ne peut pas faire la révolution avec son horaire surchargé.

Elle avise d’un œil dépité les taches de chocolat sur le canapé, le paquet de biscuits éventré qui trône fièrement par dessus. Dans la cuisine la vaisselle sale déborde, mais elle ne pourra pas s’en occuper avant la semaine prochaine, quand elle ne sera plus d’astreinte, et elle ne peut décemment pas demander ça en plus à l’aîné qui joue déjà les nounous de rechange pour son frère. C’est vraiment une plaie que la garderie ferme systématiquement à dix-neuf heures. Elle a déjà osé demander au plus grand comment faisaient les autres parents. Comme ils peuvent, qu’il a répondu en regardant ailleurs. Mais les autres, ils sont deux, en général, qu’il aurait voulu ajouter.

Quelque part au fond d’elle, une espèce d’envie de hurler la prend à la gorge. Bien sûr qu’elle aimerait avoir une vie épanouie avec suffisamment de temps pour s’occuper décemment de ses enfants et entretenir une vie de couple. Bien sûr. En plus un deuxième salaire ne serait vraiment pas de trop pour boucler les fins de mois, son loyer lui en dévore déjà les trois-quarts malgré les heures sup qu’elle avale sans respirer. Vraiment, ça serait super d’avoir un homme pour l’aider. Mais voilà.

Elle se rend compte qu’elle touille un peu trop fort son café et qu’elle en a fichu partout. En grommelant elle passe l’éponge qu’elle envoie balader dans l’évier dégueulasse. Elle avale sa tasse en fermant les yeux, profondément dégoûtée par l’amertume. Elle ne s’y fera jamais, mais c’est le seul moyen de tenir le coup pendant ses journées à rallonge. Elle préfère oublier que ça la fait trembler comme une parkinsonienne en sursis, elle n’a pas besoin de ça en plus.



Elle ferme la porte d’entrée avec douceur, puis se ravise et retourne embrasser ses garçons qui dorment encore. Elle en profite pour vérifier d’un coup d’œil habitué que le réveil est bien programmé. À défaut d’être là pour les bichonner à leur réveil et leur préparer le petit-déjeuner du siècle, elle fait au moins en sorte qu’ils ne se lèvent pas trop en retard pour aller à l’école.

Dans deux semaines, ce sera les vacances d’été. Elle est contente que le grand soit désormais suffisamment mature pour rester seul à la maison et surveiller le cadet. Quand ce n’était pas encore le cas, elle passait son temps à culpabiliser de devoir les faire lever aussi tôt qu’elle pour les emmener à la garderie improvisée que les parents du quartier avaient tant bien que mal organisée, chacun prenant des jours de congé pour surveiller la marmaille des autres. Elle n’a pas encore osé demander à l’aîné de participer, c’est déjà bien assez pénible pour lui de passer ses vacances à surveiller son petit frère.

Dehors, l’air est doux, le soleil commence à poindre derrière le bois qu’elle aperçoit sur la ligne d’horizon, loin devant elle. C’est l’époque bénie de l’année où les journées débutent et se terminent alors qu’elle n’est pas au bureau, ça lui donne presque l’illusion d’être moins fatiguée. En hiver, elle est persuadée que la Terre tourne de plus en plus vite sur elle-même, la vie devient un tourbillon qui l’engouffre et la bâillonne pendant six mois. Elle n’y voit plus que du noir. L’été, c’est un peu l’œil du cyclone.

Des fois, elle a le furieux sentiment de se noyer dans un verre d’eau.

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