24 octobre 2014

Ces amis qui font partie de moi. (Fantome III)

Tout ça, tout ce que je te raconte, ça aurait pu se passer en dix, vingt-cinq, cinquante ans, mais compte bien, ça fait seulement trois ans. Trois ans. C'est très court, trois ans, mais c'est super long quand t'es gosse. C'est peut-être ça la différence avec les adultes. Pour les grands, trois ans, c'est rien, ça passe en un battement de cils, t'as pas eu le temps de vivre entre-temps, c'est de toute façon toujours la même chose du matin au soir et du soir au matin, tous les jours de la semaine, chaque semaine de l'année, sans arrêt, et chaque fois ça recommence. Sincèrement, je crois qu'on perd quelque chose en route quand on grandit. C'est pour ça que moi je suis content de garder un corps d'enfant, ça m'empêche de devenir grand au fond de moi, ça me rappelle que je suis un gosse et que je dois en profiter tant que je peux garder cet état d'esprit, cette confiance aveugle en l'avenir et en nos rêves, en Madness et en les autres. Les désillusions, t'as le temps de les voir venir après, profite d'abord de ton innocence. Moi, j'ai trois ans, trois ans de vie et de souvenirs, trois ans de rires et de souffrances, mais ça m'empêche pas de réfléchir, de ressentir, et pas qu'à moitié. Y'en a qui appellent cet état d'esprit l'adolescence, le refus de grandir, de mûrir, tout en sachant que c'est un peu impossible. Je dirais pas que c'est tout à fait ça, ne serait-ce que parce que moi je grandis plus depuis assez longtemps déjà, et que j'ai cette chance-là qui me différencie des autres. Je sais juste que j'ai pas envie de devenir adulte. Les adultes, ils se ferment aux autres et au reste, ils pigent rien à rien aux problèmes de leur entourage et encore moins aux leurs, ils sont hermétiquement enfermés en eux-mêmes et le pire c'est qu'ils s'en rendent pas compte. En plus ils savent pas s'amuser. À croire que les soucis ça les empêche de rire, j'te jure.

Non je généralise pas, je sais bien qu'il y a aussi des enfants dans les villes de l'autre côté de la forêt, mais eux ils sont déjà adultes dans leur tête, tu vois. Et il y a sûrement des grands qui savent s'amuser, mais c'est pas de la déconne pure comme quand t'es gosse. T'en as déjà vu qui sont capables de s'inventer de vrais mondes imaginaires et d'y croire dur comme fer ? Moi pas. Je fais pas un remix de Peter Pan et les pirates – c'est Madness qui m'a fait lire ce livre, j'ai adoré –, je te dis juste ce que j'ai pu constater en les observant de loin. On a kidnappé un petit môme esclave chez un prêtre, Hector, qu'il s'appelle, le gosse, ben il est déjà adulte dans sa tête. Il a grandi avec de drôles d'idées dans le crâne, il sait pas rigoler, il a toujours l'air triste, il sait pas espérer, il sait pas foncer tête baissée, faut toujours qu'il réfléchisse. Et il nous l'a dit, un peu violemment et rageusement mais il l'a dit, tous les enfants qu'il voyait là-bas, esclaves ou pas, c'était pareil que lui. Hector, on essaie de l'aider, mais on lui a foutu dans la caboche qu'il était inférieur à ces connards, qu'il leur devait respect, obéissance et des mensonges du genre. Il a pas voulu venir avec nous, il voulait rester esclave auprès de son maître, c'est te dire combien on lui avait ramoné le cerveau. Ça nous a fait mal au cœur de le voir comme ça, alors on l'a emmené de force. Je sais pas, peut-être pour lui montrer ce que ça pouvait vraiment être, la vie, et lui prouver que nous tous, on était pas des monstres comme on lui avait dit avant. C'est pas parce qu'on est pas comme eux qu'on est pas des humains aussi, quoi. Des fois je me demande même si c'est pas l'inverse, si c'est pas eux les monstres et nous les humains. J'suis sûr que je suis pas le seul de cet avis, d'ailleurs Naël il est d'accord avec moi.

Naël, c'est un minuscule gamin qui fait à peine ma taille. Son surnom c'est Demi-Plancton, ça lui va plus que bien. Ce mioche, il est arrivé pas si longtemps que ça après qu'on ait investi la ville, il a été dans les premiers. Un jour, il a frappé à la porte comme un hystérique, s'est presque jeté dessus. Quand je lui ai demandé ce qu'il voulait, il m'a fait un sourire démentiel, ça m'a fait bizarre, d'habitude les gosses ils avaient plutôt une face de pierre tombale quand ils arrivaient là, mais pour la peine j'ai aimé. Il avait des yeux immenses, ça lui bouffait la moitié du visage, et ils pétillaient de joie. Il m'a simplement demandé d'aller jouer avec lui. Comme ça, tout de go, sans même se méfier de moi. Tu penses que ça m'a plu, j'ai souri moi aussi, j'étais étrangement heureux qu'on me fasse enfin confiance sans se méfier de mon apparence pour une fois, alors j'ai sauté des remparts et j'ai été jouer avec lui. Sans me méfier non plus. On a le même genre de caractère, je l'ai tout de suite remarqué, faut pas être sorcier pour le voir, en même temps. Notre seule différence, c'était la haine, enfin je croyais à l'époque. On est inséparables. Tous nos sales coups, on les monte ensemble – sauf quand ils sont destinés à l'autre, évidemment, et ils constituent quand même facilement une bonne moitié du lot, ceux-là. Demi-Plancton, la déprime, il connait pas, j'crois même pas qu'il ait jamais su l'épeler. La rancune, c'est juste bon pour ceux de l'autre côté de la forêt. Il aime tout le monde, ce gosse, et pas seulement les plus petits que lui, parce que y'en a pas beaucoup, mais aussi les plus grands, même ceux-là il est protecteur avec, parfois on se fout de lui à cause de ça mais il en a rien à battre, c'est comme ça. Naël, c'est un mix entre mon meilleur ami, mon collègue, mon petit frère et mon gosse. Il a débarqué dans ma vie un jour d'été et il la quittera plus jamais.

Quand on fait des farces, la seule capable plus ou moins de nous freiner – même pas de vraiment nous arrêter, on est fous –, c'est Riiko. L'une des troisièmes jambes du trio, en quelques sortes, mais en plus subtil, et en largement moins délicat. Elle est arrivée comme tout le monde, un jour, m'a marmonné son nom et son âge et a plus rien pipé pendant deux semaines. Quand je te dis que les gens tirent des gueules jusque par terre quand je leur ouvre, c'est pas exagéré, tu vois, même si elle, c'est un peu abusé, quand même. Je sais pas quel traumatisme elle a vécu, cette fille, mais elle ressemble tellement à un glaçon sur pieds que l'air autour d'elle est froid. Forcément personne s'approchait d'elle, et elle allait vers personne. Elle fout les jetons. Elle a quasi d'office exigé d'être la cuisinière, la popote, elle adore ça, la faire encore plus, et on peut pas dire qu'elle se débrouille mal, avec le peu qu'on a elle nous fait de vrais festins, et au moins on mange de manière convenable, pas comme avant où on devait se décarcasser pour faire avaler quelque chose d'équilibré à tout le monde. Pourtant, les petits, ils osent pas aller lui demander du rab, parce qu'elle leur fait trop peur. Alors je prends leur assiette et j'y vais à leur place, d'abord parce que je suis moins couillon qu'eux, et puis aussi parce que moi je sais qu'elle est gentille. Bon d'accord, quand elle te menace avec un couteau à steak et que tu vois qu'elle hésitera pas à s'en servir si elle te revoit chiper dans le plat avec les doigts, c'est dur de le voir, qu'elle est gentille, mais pourtant c'est vrai ! Je l'ai su un soir d'insomnie, ça faisait pas si longtemps que ça qu'elle était arrivée, mais on avait déjà tous eu l'occasion de comprendre qu'il valait mieux pas trop s'approcher si on voulait rester vivants. J'étais sorti prendre l'air, elle était là, toute seule, comme chaque fois que je la voyais. J'avais un peu mal au cœur pour elle, et puis une pointe de remords au fond de la gorge aussi, alors j'ai été m'asseoir à côté d'elle, on a déprimé un petit coup ensemble, et puis on a rigolé. Elle a un beau rire, Riiko. En fait, elle est pas méchante, elle sait juste pas aller vers les autres. Alors Naël et moi on essaie de la faire rire, pour qu'elle arrête de tirer la tête parfois, et puis pour qu'on voie plus souvent ses jolies dents blanches sans pour autant qu'elle veuille nous mordre. Elle fait la sévère, croise les bras face à nos conneries d'un air réprobateur, elle joue l'adulte du haut de ses seize ans, mais on voit bien qu'elle se retient de sourire. Et on redouble d'efforts pour lui arracher un petit gloussement. On s'amuse, quoi, et elle finit par nous balancer des poêles pour qu'on lui foute la paix. Riiko, elle est violente qu'avec Naël et moi. C'est sa façon de montrer de l'affection.

Avec Demi-Plancton, on est, depuis toujours, dans la section ravitaillement de la ville. On part souvent avec Nicolas – attention à bien prononcer le S il y tient –, un immense gars de treize ans qui fait quasi trente centimètres de plus que nous, et avec Kyogi et sa dague acérée pour nous défendre en cas de pépin. En petit comité, comme ça, on déjoue des serrures, on leurre des antivols techniquement avancés, on fait des grimaces aux gardes qui nous voient pas, on remplit des sacs et des sacs et on se barre sur la pointe des pieds, comme des fantômes dans la forêt. Les fantômes de Fantome. À nous quatre on forme une équipe d’enfer. Bien sûr on est pas la seule, d’équipe, y’a pas mal d’autres personnes qui pratiquent ce métier, comme Thomas par exemple, même si lui est un peu plus radical dans son genre, d’ailleurs il était de la partie quand on a enlevé Hector, il était tellement contre l’idée de le laisser là, ce pauvre gamin, qu’il a, à lui tout seul, réussi à faire pencher la balance pendant qu'on hésitait. Moi je fais partie de toutes les expéditions, de toute façon, j’suis quand même le plus au courant des trucs et astuces pour s’infiltrer – tu penses, depuis le temps que j’y vais, avec Madness et tout, c’est dire. 

Mais au fond c’est quand même notre équipe régulière la meilleure, d’abord parce qu’on se consacre qu'à ça – bon, j’avoue, moi je fais plein de trucs à côté, mais c’est pas pareil et ça compte pas – et aussi parce qu’on se comprend comme des frères et que d’un signe de main on évite les malentendus, on est les plus efficaces grâce à ça. Nicolas nous offre son sérieux, sa grande taille et sa force – c’est presque handicapant d’être un nabot parfois –, son calme et sa logique froide et analytique. Naël détourne l’attention, trouve toujours le meilleur moyen pour se carapater en cas de pépin c'te couillon, est constamment d’un optimisme sans faille, semble jamais stresser et aide à pas paniquer, tant qu’on voit pas d’ennemi du moins. Kyogi nous rassure par sa seule présence, c’est notre sécurité, notre valeureuse guerrière aux dagues acérées avec son éternel bisou de chance, avec elle on se sent invincibles. Moi… Ben moi j’suis là pour la débrouille, pour l’esprit pratique et le tri – pas toujours évident de savoir quoi emporter et quoi laisser là –, pour la touche de délire et puis pour le plaisir, au fond. J’avoue, j’aime bien ça, me jouer des autres, les piller sans vergogne parce qu’il faut bien que les petits aient du papier pour écrire et des vêtements à porter. 

À force, on a presque pris des habitudes, mais jamais trop souvent pour pas risquer de se faire choper, ça serait con. Par exemple, une fois dans la place, c’est-à-dire dans la réserve même, ils nous arrive souvent de pas partir directement, de prendre notre temps et même d’y casser la croûte, tant qu’à faire. On se fait de véritables gueuletons au beau milieu de la ville ennemie, au nez et à la barbe des gardes. Enfin, on fait toujours gaffe de rester discrets, quand même, on est pas suicidaires. Oh, bien sûr, on s’est déjà fait choper, mais on court toujours plus vite qu’eux, quitte à larguer les sacs à dos en plein vol s’il le faut, la vie plutôt que la bouffe qu’on dit, pas de viande froide à Fantome pour un panier de vivres, ça couperait l’appétit à tout le monde. 

J’ai des souvenirs, comme ça, tu vois, c’est de vrais trésors. J’adore surtout la façon dont Emy-Lise et Sìna nous tombent dessus à chaque retour de mission et font semblant de s’intéresser à ce qu’on ramène, sans arrêter de vérifier du coin de l’œil que Nicolas n’a rien. Emy-Lise c’est sa mère, sa sœur, son amie d’enfance, un condensé de tout ça, un truc du genre quoi, elle est partie en pèlerinage dans son village natal un beau jour et l’a ramené avec elle. Sìna… c’est sa copine. Je sais pas jusqu’où, mais ils disparaissent souvent ensemble des heures durant je sais pas où, et on n'ose pas aller les déranger. Ils ont été les premiers à se trouver. On est pas terribles comme agence matrimoniale, faut dire. J’suis un peu jaloux que Madness m’accorde pas toujours beaucoup de temps, mais j’ai Naël, Riiko, Lengwan qui est arrivé un peu plus tard, alors je me plains pas. On a trop bien rigolé, tous ensembles. Je te dis, c’est la belle vie, une vie en or que beaucoup des gens riches ont sûrement de quoi envier.

Y’a autre chose que le ravitaillement, bien sûr. On a un groupe de cultivateurs qui s’occupe de nos trois lopins et des quelques bestioles qu’on élève tant bien que mal, un groupe de soldats plus ou moins chargés de monter la garde aux remparts et d’aider à la reconstruction de la ville, quelques nourrices et infirmiers pour s’occuper des tous petits et des bobos de tout le monde, et puis un ou deux instits qui enseignent les bases aux marmots. Chacun fait ce dont il a envie, tant que c’est bénéfique à la ville, évidemment. Y’a même pas de vrais horaires, tu vois, c’est pas super contraignant. On considère que chacun n’a qu’à travailler selon sa conscience, on le foutra quand même pas à la porte, à peine un petit remontage de bretelles en règle si vraiment il fout rien. Et puis je dois t’avouer que moi aussi, parfois, j’aime bien passer une journée à tirer au flanc, alors pourquoi pas les autres ? Faut bien qu’on s’amuse, à la fin, on est quand même que des gosses. On s’est toujours démerdés avec le travail qu’on veut bien fournir, et ça a toujours marché, y’a pas de raison qu’on change les habitudes.

Et puis au milieu de tout ça, on a la plus importante de tous, la seule capable de nous rallier d’un geste ou d’une parole, le pilier, le ciment de tout ce petit monde : Madness. Elle soutient tous les corps de métier sans réellement sortir de son bureau, à distance. Elle donne des directives, s’informe auprès des responsables du déroulement des opérations, signale les choses urgentes, coordonne les efforts de chacun, et accessoirement joue aussi parfois la directrice des travaux finis. Elle est, à peu de chose près, partout à la fois, sans jamais prendre une minute à elle, de l’aube au crépuscule. Ça m’a fait bizarre, cette Madness-là, j’ai dû la redécouvrir, je la connaissais pas, moi je connaissais l’increvable acharnée capable de ratisser la campagne pendant des heures à la poursuite du même lapin, celle qui ne tenait parfois pas en place plus de cinq minutes lorsqu’elle avait une bonne idée, l’hyperactive, quoi. Là, elle me montrait son côté rat de bureau qui n’en sortait pas pendant des jours sous prétexte de paperasseries à régler. Je l'ai découverte sous un autre jour, le choc fut rude. Je me suis senti un peu trahi au profit d’une montagne de papelards. Mais j’ai fini par m’y faire, et maintenant je me contente de la tirer de là par la force de temps en temps pour qu’elle ne meure pas attaquée par la poussière. Faut pas qu’on la perde. Fantome sans Madness ça serait même pas Fantome.

Résultat des courses, Madness, les autres, ils la connaissent pas vraiment, à peine comme une silhouette entraperçue de loin. En général, je fais l’intermédiaire entre elle et les gosses, alors comme je donne les ordres, ils pensent que c’est moi la tête pensante du groupe. J’ai bien rigolé quand ils m’ont dit ça, j’y croyais pas moi, tu penses ! C’est tellement plus le rôle de Madness, elle a le profil parfait pour, ses yeux ils brillent quand on a mené à bien quelque chose, ça nous fait nous rapprocher de notre but, d’après elle, et moi je suis bien d’accord avec elle. Les autres, ils la voient jamais, même pas quand elle a les yeux qui pétillent comme ça, c’est dommage je trouve, alors j’essaie de leur montrer quand je peux. Ils me disent que c’est joli, et moi ça me rend heureux. C’est tout ce qui compte, ici, d’être heureux. Moi, avec Naël et les autres, j’ai ma dose à longueur de journée, y’a franchement pas de quoi se plaindre. Non, franchement pas…

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