13 octobre 2014

Cette vie que je me suis inventée. (Fantome II)

On a marché. Longtemps. Il faisait nuit noire quand on a trouvé des ruines austères, lugubres, une ancienne fortification dont l'âge d'or était révolu. De loin, ça me foutait la frousse, mais Madness a pas sourcillé, a même pas frissonné. Elle était là, debout sur la butte en face de notre nouveau chez nous, droite, raide, bras croisés, yeux hautains. Souveraine de son royaume tout juste découvert. Elle m'a impressionné. J'étais crevé, affamé, elle avait l'air aussi fraîche et pimpante qu'au début. Elle m'a fait penser à une figure de reine, une statue ancestrale, immuable, inébranlable. Avec tellement de tendresse au fond du cœur qu'elle aurait pu ouvrir un stand pour la revendre sans risquer de tomber en rupture de stock.

La ville était envahie par la végétation, les ronces, l'herbe. Dame Nature avait repris ses droits. Les murs d'enceintes étaient en ruines, les divers bâtiments, quelle que soit leur taille, ne tenaient plus debout que par une étonnante indulgence de la sacro-sainte gravité. C'était pas le grand luxe, mais au moins on avait un toit au-dessus de nos têtes. Et moi j'avais une respiration légère et régulière pour me bercer et m'assurer de sa présence. On a partagé une couverture miteuse trouvée au fond d'une armoire. J'avais sa chaleur pour moi tout seul, je l'ai gardée jalousement au fond de moi.

Après on s'est débrouillés. On a cherché de quoi manger dans la forêt à côté, on s'est aussi infiltrés dans la bourgade voisine, celle des ennemis, pour trouver ce dont on avait besoin. On a retapé quelques baraques, une plus que les autres, qu'on partageait tant bien que mal. C'était pas toujours la bonne entente. J'étais trop turbulent, trop impatient, trop avide. Elle était calme, posée, et voulait la paix pour réfléchir, ou rêver, je sais pas trop. Tu vois, y'a des trucs comme ça, j'ai pas compris directement. Pourquoi elle voulait qu'on ramène des bouquins chaque fois qu'on allait faire les courses comme on disait, et pourquoi elle les empilait, les classait, les ordonnait dans je sais pas quel ordre, en petits tas bien droits dans un coin de notre chambre. Pourquoi elle s'acharnait à passer des heures, crayon dans la bouche, à regarder rêveusement par la fenêtre, avant de se mettre à écrire frénétiquement des lignes et des lignes sur un papier froissé et humide. Ça m'énervait, toutes ces paperasseries. Et je savais même pas pourquoi.

Et puis un jour que je me suis mis en colère à cause de ça, je lui ai dit que je trouvais ça inutile, elle a rien pipé, a ouvert l'un des bouquins, au hasard, me l'a tendu. Je l'ai pris, sans trop savoir. Et elle m'a demandé de lui lire ce qu'il y avait d'écrit. Bien sûr je savais pas, et elle savait que je savais pas. Je me suis vexé. Elle a souri, m'a invité à m'asseoir à côté d'elle, a reposé ce livre, en a pris un autre sur l'une des piles extrêmes, et puis, lettre après lettre, mot après mot, elle m'a appris à lire. Comme ça. Moi j'en revenais pas de ce qu'on pouvait trouver sur ces pages alignées, des histoires, des vies, des aventures, palpitantes, frémissantes, tellement loin de notre solitude, de notre isolement. Je me souviens du sourire discret mais fier de Madness quand je répondais pas à ses questions parce que je dévorais un bouquin de bout en bout sans respirer. Dire qu'avant je croyais qu'il y avait rien que des trucs chiants et compliqués bons pour des scientifiques avérés ou des docteurs en thèses et machin chouette…

Forcément elle a fini par me mettre un crayon entre les doigts. J'ai eu du mal. Écrire c'est moins marrant que lire, faut plus se concentrer. Mais j'ai fini par réussir. Après j'ai dû dompter les chiffres. J'étais super impressionné par la rapidité avec laquelle elle faisait ses calculs. Elle savait peut-être que les bases, mais elle les connaissait sur le bout des ongles, on aurait dit qu'elle avait fait ça toute sa vie. Pendant tout le temps où j'essayais désespérément de diviser des nombres à trois chiffres, elle m'a raconté toute la vie des autres, ceux qui étaient là depuis plus longtemps que nous. L'Histoire, qu'elle appelait ça. L'Histoire des Hommes. Avec des majuscules parce que c'était plus joli. Et puis elle m'a expliqué la géographie, ça a été difficile, j'avais du mal à imaginer que là où on était c'était en fait si grand. Elle a bien ri quand je lui ai avoué ça. Je sais pas pourquoi, mais au fond je m'en foutais, j'aimais bien quand elle rigolait, c'était tout ce que je voulais savoir. Et finalement on en est arrivés à la politique.

Là j'ai vraiment compris de qui elle voulait se venger. Bien sûr, ça te semble évident, mais moi je savais plus, j'avais oublié. Tu vois, j'avais jamais réellement osé lui demander, et elle a jamais non plus répondu aux vagues questions que je lui posais parfois. J'attendais qu'elle veuille bien aborder le sujet elle-même. C'est enfin arrivé, même si j'ai dû attendre. Elle m'a tout dit, pourquoi ce monde était pourri, pourquoi c'était mieux avant, pourquoi il fallait que ça change. Et tout ce qu'elle m'a pas dit, je l'ai lu au fond de ses yeux. J'ai rallié sa cause, la rage au cœur, la haine dans la tête. J'étais fier d'incarner leur fléau, j'étais fier de faire partie de la bataille, de sa bataille. J'avais déjà décidé de monter au front sans même regarder en arrière. De toute façon je n'avais plus rien sur quoi me retourner. Juste peut-être Madness, mais je savais déjà qu'elle serait toujours devant moi. Mon passé, ça serait juste les souvenirs de cette humanité dont elle venait de me confier les secrets. 

Au fond, c'est elle qui a fait de moi ce que je suis. Madness. Elle m'a sorti du trou, de la noirceur de cette mémoire que je n'avais plus, elle m'a donné une identité, un but, elle m'a donné la vie. Elle m'a donné ma vie. Et je suis directement lié à elle, et à son destin, parce que je la suivrai jusqu'au bout, sans arrêt, comme son ombre, comme je lui ai promis dès notre rencontre.

Une fois qu'elle a eu fini de tout m'apprendre, elle a commencé à penser aux autres. Les autres, c'étaient tous ces bouts de chou qu'on savait paumés dans la forêt, ou même dans la lande. C'était ça, son but, tu vois. Créer un endroit où on pourrait tous les recueillir, leur donner de l'espoir, une vie, une vraie, comme pour moi. Mais juste les enfants, jusque vingt-et-un ans. Parce que les plus vieux, elle disait qu'ils pourraient pas rêver assez fort pour y croire. Je pense qu'elle avait pas tort. On a emmené un gosse, une fois, pendant qu'on était partis chercher des baies dans le bois. C'était pas la première fois qu'on en croisait un, mais c'était la première fois qu'on pouvait le regarder sans avoir honte de pas pouvoir l'aider. Et elle lui a patiemment appris tout ce qu'elle m'avait appris à moi. J'avais beaucoup de boulot, et j'essayais de pas trop me plaindre de ce traitement de faveur. Je restaurais plus ou moins le reste de notre ville pour la rendre habitable, et puis je faisais gaffe aux provisions et à ces choses-là. Surtout qu'un deuxième est venu, après. Il a frappé à la porte, a demandé un toit, du pain et de l'eau. Il est plus reparti. Il savait déjà lire et écrire, alors il m'a donné un coup de main.

Mais ça n'empêche pas qu'au début, je crevais de jalousie. Tu vois, Madness, elle était à moi et rien qu'à moi, c'était tout simplement hors de question que quelqu'un se mettre entre nous en accaparant son temps, je voulais qu'elle reste constamment avec moi et qu'elle me considère comme son seul et unique fils – oui, rien que ça, on est égoïste quand on n'a qu'une personne dans son cœur. J'ai eu du mal à me faire à l'idée que j'allais devoir la partager, surtout que ces pauvres gosses me faisaient pitié et que j'avais quand même envie de les sortir de leur misère, tous, sans exception, c'était ça notre but après tout, si je m'en accommodais pas Madness m'aurait ramené à l'ordre avec son mélange à elle de fermeté et de tendresse qui me rendait obéissant comme un agneau. Et quand je lui ai parlé de mon dilemme à ce propos – parce que je lui ai toujours tout dit et que je lui dirai toujours tout –, elle m'a regardé droit dans les yeux, elle a vraiment planté son âme en plein dans la mienne, comme la première fois quand on s'est retrouvés sur ce putain de champ de bataille, je voyais son âme dans ses pupilles toutes noires, ça m'a vraiment transpercé le cœur, et puis elle m'a dit :

- Choisis, Fléau. Choisis entre eux et moi. Si c'est eux, tant mieux. Si c'est moi, fais-toi à l'idée que tu devras vivre avec pas mal de rancune pour le restant de ta vie parmi nous.

Rien que sa façon de dire nous signifiait bien qu'elle ne tournerait pas le dos à ses idéaux simplement pour un caprice de ma part. Parce que ça n'était rien d'autre qu'un gros caprice qui venait du fond du cœur et dont j'aurais parfaitement pu me passer.

- Si tu veux, tu peux partir, aussi.

Ça, cette petite ajoute, là, n'importe qui l'aurait pris comme une mise à la porte pure et simple, mais pas moi. Non, moi, j'avais déjà appris à penser comme elle, selon ses raisonnements dont elle se contentait en général d'exprimer la conclusion, en laissant aux autres l'effort d'interprétation, et avec le risque qu'ils ne comprennent pas ses réelles intentions. Elle s'en fout, elle, elle sait ce qu'elle veut, c'est tout, et rien que ça, ça a dû m'empêcher de partir, dans le fond. Mais en fait, ce qu'elle voulait simplement dire, c'est que j'avais le droit de découcher quelques jours et quelques nuits pour réfléchir tranquillement à tout ça loin du tumulte de la ville naissante, et pour ne pas me faire influencer dans ma décision. Tu vois, c'était vraiment pas me faire mettre dehors, loin de là, elle me donnait juste une solution de secours. C'était sa façon de me dire que mes tâches seraient redistribuées si besoin était et que je devais pas me sentir obligé de rester pour m'en occuper. Mais finalement, j'ai pas eu besoin de ça pour comprendre que sans son fidèle traducteur – moi – elle aurait bien du mal à s'expliquer face à ses troupes sans étoffer un peu ses discours. Enfin, j'exagère, je me suis juste moqué d'elle avec cet argument-là. Et puis j'ai pris sur moi et j'ai mis cette putain de rancune à la con de côté.

Petit à petit, dans l'oubli général, dans l'indifférence aussi, on a grandi, on s'est développé, on a cultivé notre haine, sans jamais que les autres, là, dans la ville d'à côté, ne le sachent. On s'organisait peu à peu, ça commençait à prendre forme. À chaque nouvel arrivant, en fonction de son âge, on lui désignait une tâche ou on lui apprenait les bases, surtout Madness parce que moi je m'en sortais qu'à moitié avec tout ça, j'suis pas un prof dans l'âme tu vois. Finalement, pour des gosses, on se débrouillait plutôt bien, je trouve, avec le recul. On s'adaptait sans problème, on trouvait une occupation pour chacun, personne n'avait le temps de s'ennuyer, et c'était peut-être un moyen de s'approcher de notre rêve. On manquait rarement des choses importantes, on mangeait en suffisance – trop, même, dirait Riiko, mais son avis à elle il compte pas –, on avait pas spécialement froid en hiver, on portait pas des haillons, et on rigolait bien assez pour la bande de gamins qu'on était. Au fond, ce qu'on voulait, c'était aider les mômes, les sortir de leur solitude, leur offrir des rires, de la sécurité ou du moins autant qu'on pouvait, du confort, un chez eux quoi. Les adultes, on leur permettait de se reposer quelques jours contre des menus services, et puis ils devaient repartir. Parfois j'aimais bien l'œil envieux qu'ils lançaient sur notre ville. Parfois ça me faisait un peu pitié. Forcément, on avait peur que l'un d'entre eux nous dénonce auprès des autres, mais on prenait ce risque, et jusqu'à présent on nous a pas harcelés plus que ça. Fantome, c'est pour ça, tu vois. Parce qu'on existe pas ailleurs qu'ici.

En fait, quoiqu'on puisse dire, on vivait bien, y'avait des échos de bonne humeur qui résonnaient sur les remparts et qui les dépassaient même quand on allait en forêt ou dans les petits champs qu'on avait aménagés pas loin. Entre marmots, on se comprenait, on se soutenait. On était des parents de remplacement pour ceux qui en manquaient, et des comme ça t'imagines même pas combien y'en avait. On évitait les coups de gueule, même s'il y en avait malgré tout, tu penses, les disputes c'est inévitables, et parfois ça s'arrête pas à une baffe, oh non, y'a eu de vraies guerres ouvertes, et on arrivait pas toujours à séparer les opposants. Mais chaque fois qu'on croisait un ennemi, c'était un pour tous et tous pour un, spontanément et sans se poser des questions. Les adversaires d'hier étaient alliés envers et contre tout. C'est ça la magie de l'enfance.

C'était une belle utopie au final, tu trouves pas ? Un village presque parfait. Presque, évidemment, la perfection n'est pas de ce monde, y'a qu'à le voir, le monde, pour comprendre, et puis une vie parfaite ça serait trop chiant. Et puis les mauvais jours, on s'en souvient encore, mais ça fait partie de la vie, on philosophait un peu et on faisait avec les tuiles qui nous tombaient dessus. Avec les tuiles qui sont tombées sur les autres. Tous ceux qui sont morts, de maladie, d'accident, après une bataille, où que ça soit, quand que ça soit, tous ceux qu'on a pas pu sauver, faute de soins, de matériel, de connaissances, tous ceux-là, on peut au moins dire qu'ils sont pas morts seuls et qu'on était tous autour d'eux, on leur donnait un paquet d'amour comme ça pour le voyage vers cet ailleurs qu'on connaissait pas, cet ailleurs d'où je suis né. On les a au fond du cœur, au fond de l'esprit, on les oubliera jamais, et ils le savent. On faisait de notre mieux pour eux, on les a jamais laissé tomber. On les laissera jamais tomber, même si on les aimait pas trop. C'est gravé au fond de nous. Sade, Flûte, Rimbaud, Jonas, Piji, Carmen, Vincent, Ravel, tous les autres.

Tu vois, au fond, la vie, on la prend comme elle vient, parce que c'est quand même toujours comme ça qu'elle goûte le meilleur et qu'on sera pas déçus. On est des gosses, mais on est peut-être un peu plus réfléchis qu'on en a l'air. Plus fatalistes, oui, aussi, un peu. Enfin, quand je dis qu'on est des mômes, je généralise peut-être un peu trop, y'a pas tellement de tous petits mais les grands sont un peu plus nombreux, sinon on aurait eu du mal. On grandit, on vieillit, on change de façon de voir les choses mais en groupe et toujours dans la même direction, on a pas arrêté de porter notre regard sur ce but commun qui nous pousse dans le dos et nous fait nous lever le matin. Certains sont devenus adultes pour l'extérieur, on s'est trouvés face à un gros problème. On savait pas si on devait les autoriser à rester ou non, mais on a pas eu le cœur à les chasser. Alors on leur a laissé le choix. La majorité est partie, comme ça, de bon matin, un sac à dos plein préparé avec indifférence par Riiko jeté sur l'épaule. Ils voulaient montrer aux autres, ceux des autres villages comme nous, que la vie ça peut être autre chose, les aider avec leur paquet de débrouillardise, organiser des révoltes, ailleurs, propager notre vision des choses. Quelques-uns de ceux-là sont revenus par la suite. Fantome, ça sera toujours chez nous, qu'ils disaient. Ça nous a fait chaud au cœur t'imagines pas. Ils nous manquent atrocement.

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