10 décembre 2014

C'est l'orgueil qui te fait tenir debout, mon frère.

Il ne sait pas jusqu'où il doit aller. Il sent juste qu'il doit s'éloigner, toujours un peu plus, fuir, fuir ce qu'il laisse derrière et qui ne ressemble à rien. Un quotidien morne, étouffé dans l'œuf, qui n’a même pas eu l'occasion d'éclore. Quelque chose comme l'avortement d'une idée, l'assassinat d'un être qui n’en est pas un. Un être qui aurait été deux. Dont il aurait fait partie. Ça le terrorise.

Il court au milieu de rien. C'est le désert, c'est à lui, c'est chez lui. Il court dans la nuit, sent qu'il se perd un peu plus à chaque pas, des lambeaux de lui qui s'effilochent entre ses doigts. Il n’y a que son ombre qui se décroche de ses pieds et le nargue de loin. Demain il sera mort.

Il court, il a oublié quelque chose derrière lui. Sa raison, peut-être. Son calme, sûrement. Un bout de son cœur, aussi. Trop de choses pour qu'il soit entier là où il est.

La respiration sifflante, les poumons brûlants, ses entrailles se nouent d'un seul bloc, ça le saisit à la gorge mieux qu'un sabre dégainé. Il s'arrête net, tombe à genoux, cherche son souffle, le pouls dans les tempes. Il se redresse, chancelle, titube, il a envie de pleurer, il a envie de crier, il n’est pas encore arrivé. Il pose un pied devant l'autre, s'effondre sur lui-même. Il devra rester là.

Au fond de lui, ça gronde, quelque chose entre la bête et l'homme. Il a une vision fugace, griffe et crocs. À l'intérieur c'est une bataille entre lui et son corps, ça le déchirera. Il s'affale sur le flanc, pattes et queue tout contre lui pour se protéger du reste du monde. Menton contre poitrail il ramène ses coudes contre son front, veut se lécher les bras à s'en arracher la fourrure pour apaiser sa douleur.

Ça le brûle, ce désir d'autodestruction, pour s'accoucher de lui-même faute d'avoir une vie à soi. Il le tuera avec lui s'il le faut. Cette chose ne peut pas vivre, pas en lui, surtout pas en lui. Il veut se lancer d'une falaise pour les enterrer tous les deux, courir plus vite que le sable pour lui échapper, pour pouvoir enfin mourir, enfin tout oublier. Mais ça se rebelle et ça s'agite en lui, ça tente d'accéder à la tête pour couper le corps.

Il se remet difficilement à quatre pattes, les larmes se mêlent à la sueur. Les dents plantées dans les lèvres – dernier repère – il cherche son équilibre, est déstabilisé par son absence de queue, par sa mauvaise vision nocturne. Il grogne, se montre les crocs à lui-même, ne parvient pas à se redresser. 

De dépit, il laisse exploser le cri qui lui monte à la gorge, sans écouter son écho il recommence. À s'en briser la voix. À en ressembler à l'animal en lui. Parce que lui, il est humain, malgré tout, même s'ils le font passer pour le démon qui l'habite. Il est fort. Il sait le contenir. Il saura le faire cette fois encore.

Des spasmes l'agitent, des larmes plein les paupières. Il se sent ridiculement vulnérable. Il se roule en boule sur le flanc, le souffle court, la gorge douloureuse. Le froid lui pique la peau. Il a sommeil, mais la bête tapie guette ses faiblesses les gencives découvertes. Il n’a plus envie de hurler mais de gémir comme un animal blessé laissé seul au fond de sa tanière.

Une couverture se pose sur ses épaules. Deux mains le saisissent par la taille, par derrière, sans qu'il se débatte. Le monstre s'est tu, il se fout du reste. Son frère le soulève comme une plume, le hisse sur le dos de sa sœur.

— Allez, on rentre, il est l'heure pour les sales mioches d'aller se coucher.

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