19 septembre 2016

T'en as pas marre de tout bousiller autour de toi ?

Tu te promènes sur le quai avec l'impression de tirer un boulet derrière toi. Une main dans la poche tu renifles, le nez glacé, les cheveux rendus lourds par la brume envahissante qui humidifie tout, et surtout tes joues. Tu te frayes un passage au milieu des gouttelettes en suspend, ça fait écho aux clapotis du fleuve qui ne se remet pas encore du passage d'un bateau une éternité plus tôt. Les mouettes te survolent négligemment, tu entends le froissement des ailes et leurs cris qui résonnent sous la voûte du pont, ta présence ne change rien à leur vie.

À la tienne non plus d'ailleurs.

La chaleur de ton manteau parvient à peine à chasser le brouillard de tes pensées. L'air frais s'insinue dans tes poumons par tous les pores de ta peau, pourtant tu serais vraiment mieux chez toi, sous ta couette, avec un bol de soupe ou de chocolat chaud comme quand tu étais môme et malade. Mais il paraît qu'aujourd'hui tu es grande. Comme si ça voulait dire quelque chose.

Ta chaussure envoie voler un caillou dans l'eau, tu l'entends presque crier à l'aide, ou bien peut-être que tu inventes un peu sur ce coup-là. L'odeur de l'eau grimpe le long de ton pantalon, c'est indescriptible et atemporel, c'est la marée qui houle et te berce dans un infini mouvement de ressac, c'est l'algue, l'iode et le varech qui remontent le fleuve depuis la mer, c'est l'annihilation des distances et un vrai retour aux sources.

L'air est gras comme une terre trop imbibée par la rosée, il te glace les sangs chaque fois que tu inspires, c'est pour ça que tu sais que tu es vivante.

Tes pas résonnent lentement, ponctuent la reptation lente de tes résolutions. Il faudra bien y aller, jouer la comédie en espérant ne pas trop troubler l'odeur paisible des chrysanthèmes qui étouffent tout sous leurs bons sentiments. Il faudra sourire en façade et mettre un peu de chaleur dans ta voix, juste pour ne pas crever cisaillée par le hachoir qu'est celle de ta sœur, juste pour faire fondre un peu les bris qui traînent dans celle de ton frère.

Tu anticipes la puanteur de l'eau de Cologne aseptisée de ta mère, et rien que d'y penser ça désinfecte déjà tous les sentiments qui pourraient encore te griffer les côtes. On te demande juste de faire acte de présence devant la tombe de ton père, de monologuer un peu avec la pierre, et de ne pas trébucher dans le gravier.

C'est quand même possible de faire semblant d'avoir une famille une fois par an, non ?

Tu inspires, tu serres les poings pour ne pas laisser tes doigts trembler. Tu aurais dû prendre des gants. Sous tes pieds le sol s'élève petit à petit, le quai s'éloigne du fleuve et remonte lentement jusqu'à la route.

Celle qui te mènera au cimetière.

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