19 septembre 2014

Le silence est un carnage alors on le remplit de tout ce qui n'est pas nous juste pour enfin réussir à respirer un peu.

L’un a l’habitude de dire qu’il vient de partout, l’autre qu’il vient de nulle part. Des générations de métissage ont dilué leur teint de bronze et leurs yeux bridés. Quelque part au milieu de ces multiples croisements, Tchad est persuadé qu’un poisson s’est égaré. 

Il les a rencontrés un jour de fin du monde. Alors que la pluie tentait d’inonder la vallée, ils étaient les deux seuls fous à s’ébattre dans la rivière, à grand renfort de cris et de rires. La simple perspective du danger qu’ils bravaient avait allumé une lueur d’excitation dans leurs prunelles foncées.

Cet instinct de folie, ils ne l’ont jamais renié.

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Leur ville, elle est paisible. C'est la campagne, rien ne s'y passe jamais, on croise juste de temps en temps des ragots qui volent de maison en maison, fenêtres ouvertes, volets écaillés.

Leur ville, elle n’est active que la nuit. Une fois la lune levée, les bars s'ouvrent, les bras aussi, les embrassades, les accolades, tout le monde se retrouve autour d’un verre.

Au petit matin, vers quatre, cinq heures, surtout en été, leur ville vomit sa dernière bière et va se coucher. Tranquillement, presque apaisée que rien de grave ne se soit produit pendant les heures houleuses de fin de soirée, quand tout le monde voit des étoiles et titube courageusement dans les rues en hurlant deux ou trois insanités au passage.

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Le chaos est un état d’esprit assez particulier, qui règne parfaitement bien dans leur appart. La moindre broutille sert de prétexte à une nouvelle crise, que des hurlements et des coups parviennent à peine à apaiser. Les portes claquent plus souvent qu’à leur tour, au bout d’une dizaine d’appels les flics ont fini par se lasser, et les voisins aussi. Ils se contentent désormais de subir, et Tchad, au milieu de tout ça, essaie de faire pareil.

En attendant, il tient les paris pour savoir qui, de Mali ou de Kenya, sera le premier à mourir d’une crise d’apoplexie.

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Il observe, contemplatif, les comprimés qui se battent en duel sur la table. Plus petit, il les personnifiait, leur inventait des histoires où ils étaient tour à tour les organisateurs ou les dommages collatéraux d’une machination mise sur pied pour lui pourrir la vie. Mais son imagination s’est tue depuis quelques temps. Même ça, son foutu traitement sera parvenu à l’en priver.

Comme d’une adolescence normale.

Alors pour se venger de cette vie qui ne lui ressemble pas, il vampirise celle de son frère, il se l’accapare et la vit à travers lui. C’est de la jalousie, une forme d’envie très malsaine, et dans des flashs incontrôlés il s’imagine rentrer dans sa peau pour toujours plus se rapprocher de ce sentiment d’être normal.

Une fois dans sa vie être normal.

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Parfois, quand Tchad monopolise la salle de bain, Kenya entre dans la pièce sans rien dire, s’assied dans un coin et l’observe à travers le miroir. Il compare, soupèse, analyse les différences et les ressemblances de leurs visages et de leurs corps, et c’est toute l’injustice de sa situation qui leur retombe sur le coin de la gueule à tous les deux.

Ils se regardent dans les yeux, et Tchad peut y lire la violence refoulée de son frère, l’envie et le besoin qui s’entremêlent, la banalité explosive de ce quotidien émotionnellement instable.

Le poids de ne pas être comme les autres.

Le poids du secret.

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Quand la crise se profile, quand la tempête se déclare, c’est à Tchad que revient l’impossible mission de la gérer.

Mali sert d’exutoire. Elle endure en serrant les dents, et pour que Kenya puisse plus facilement vider son sac, elle répond sur le même ton que lui, en criant, en l’insultant, en faisant monter la colère en lui.

Tchad, lui, doit observer de loin et décider du moment où son frère sera suffisamment libéré pour pouvoir entamer la descente. Avec le temps, il a fini par comprendre que, quand plus rien ne passe par le cerveau, c’est avec la peau qu’il faut le calmer. Comme un enfant, c’est un contact, une main sur sa main, un bras autour de sa taille ou de son épaule qui va l’aider à reprendre contact avec la réalité, à sortir du cercle de violence, brisé, rompu, soulagé quelque part mais émotionnellement à bout.

Parler ne sert à rien, dans ces cas-là.

Alors quand leur entourage s’étonne de la facilité avec laquelle ils se touchent, ils se regardent sans répondre, parce que personne d’autre ne pourrait comprendre le lien qui les lie.

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Dans son entourage, Kenya passe pour un énergumène instable, colérique, exubérant et parfaitement imprévisible. D’aucuns mettent ça sur le compte de l’adolescence, d’autres sur un caractère difficile et une éducation d’enfant pourri gâté.

Tchad les enfonce dans leurs préjugés en racontant comment c’est l’humeur de son frère qui influence l’ambiance à la maison, et comment Mali ne parvient absolument pas à le gérer, le cadrer ou simplement lui faire entendre raison quand il vocifère comme un damné.

Pas que Tchad cautionne cette interprétation. Lui sait à quel point les hormones de Kenya lui mettent systématiquement les nerfs en bouillie. D’ailleurs, un observateur attentif pourrait facilement mettre en lien l’humeur irascible du gamin et la prise à heures fixes de son traitement.

Mais ça, à choisir, il vaut mieux que personne ne le remarque.

*

Dans leur vie, l’omniprésence de Mali est peut-être ce qu’il y a de plus irritant.

Constamment à la maison, à mi-chemin entre le mode jogging-canapé-télé et le rôle de chef de ménage, elle alimente sa dépression à grands coups de troubles bipolaires qui la rendent au moins aussi instable et caractérielle que Kenya.

Alors quand le temps est à l’orage, Tchad ne peut pas s’empêcher d’échafauder des plans diaboliques qu’il ne mettra jamais à exécution pour faire ingurgiter à cette bande de fous censée être sa famille une dose éléphantesque de calmants. Dans la purée, par exemple. Ou à la place du traitement de son frère.

Juste histoire de ne plus se sentir comme un garde-chiourme dans un hôpital psychiatrique.

Juste histoire d’avoir la paix, de temps en temps.

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Mali s’inquiète parfois de la vie dissolue que mènent ses garçons. Elle pense au jour où ils feront une mauvaise rencontre, au jour où l’hôpital appellera parce que l’un d’eux aura fait un coma éthylique ou se sera fait massacrer par une bande moins tolérante que les autres.

Elle pense au jour où l’un d’entre eux ne rentrera peut-être pas.

Cette idée la torture, mais elle relativise. Il faut bien que jeunesse se fasse. Elle aussi a eu quinze ans. Elle aussi prenait des risques inconsciemment.

Et son ventre se tord, et la panique la saisit, et elle n’en dort plus la nuit.

Parce qu’elle sait ce que ça lui a coûté.

*

Tous les jours, elle plonge les yeux dans le regard orageux de ses gamins, et tous les jours se posent les mêmes questions qui lui enserrent l’estomac depuis toutes ces années.

Est-ce que j’ai fait le bon choix ?

Elle a longtemps soupesé, elle a mis dans la balance et sa tête et ses tripes, elle s’est ruiné la santé à force de ne pas dormir. Elle a pensé que cette solution la soulagerait.

Mais elle ne dort toujours pas, poursuivie par le mal-être que Kenya porte sur son visage malgré tous ses efforts pour le cacher.

Ses yeux noirs la poursuivent dans ses rêves et ses cauchemars, et c’est toute sa culpabilité refoulée qui explose quand elle se réveille en criant au milieu de la nuit.

*

Quand Tchad se réveille la nuit, il est toujours surpris de l’ambiance feutrée qui règne à la maison.

Loin des engueulades, des coups bas et des guerres froides, c’est une espèce de sérénité ténue et fragile qui s’empare des lieux.

Alors il en profite, observe en silence son frère dormir et sa mère somnoler entre deux cauchemars. Il en profite d’autant plus que ce calme peut être rompu à chaque instant. Si Kenya se met à ronfler. Si Mali s’agite, se débat avec ses vieux démons et se redresse finalement dans son lit, le regard hagard, l’esprit perdu, la nausée au bord des lèvres.

C’est là que son rôle d’infirmier reprend.

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