4 octobre 2014

Ce monde où je ne devrais même pas exister. (Fantome I)

Moi, c'est Fléau. Retiens bien ça, ça te sera utile, c'est une sorte de passe-partout ici. Si quelqu'un a des doutes sur toi, dis-lui que c'est Fléau qui t'a fait entrer, on te foutra la paix. Tu vois, si tu l'oublies pas, t'es ici chez toi.

J'ai quinze ans – enfin c'est l'âge qu'on m'a donné, je me souviens pas trop en fait. Ma tête d'apocalypse, je l'ai toujours eue comme ça, je sais pas d'où ça vient. À mon avis, quelqu'un a dû s'amuser à tripoter mes gênes que j'étais pas encore né ou un truc du genre. Le tatou sur la joue, je sais pas non plus d'où il vient. P'tet du laboratoire où j'étais ? Comme un code barre, un signe distinctif, une marque de fabrique ? Va savoir.

Tu vois, mon nom, il colle à ma tête, et c'est pour ça que je l'aime. Non, tu te doutes, c'est pas mon nom de naissance, je sais même pas si j'en avais un avant de me faire rebaptiser. Moi, mon histoire, elle commence à ma seconde venue au monde, la fausse, quand j'avais douze ans, je crois. Avant, c'est le trou noir, le néant, tu sais, ce truc qui te happe le cerveau et en extirpe tous les souvenirs, bons ou mauvais. Avant, je savais même pas que je vivais. Je crois.

Quand j'ai ouvert les yeux, je voyais flou, comme pour la première fois, j'étais ébloui. J'avais mal partout et ça puait drôlement le mort. C'était un champ de bataille avec tout le tralala habituel, les monceaux de cadavres, les mers de sang, les armées de morceaux de tôles brisés disséminés un peu partout, les esprits qui flottent au-dessus de tout ça le dos courbé pour reconnaître un corps.

Moi j'étais tout seul. Y'avait des pattes qui me grimpaient dessus – j'étais couché. Des rats. Des milliers de ces abominations à poils qui venaient faire ripaille des cadavres laissés à leurs ventres voraces. Et ça, ils s'en privaient pas, tu peux me croire. Ils déchiquetaient tout ce qu'ils pouvaient se mettre sous les incisives, et ça faisait un bruit de dingue, ça mâchonnait, ça arrachait, ça grignotait. Tu penses, quand j'ai compris ça, j'me suis relevé d'un bond. J'crevais de trouille, moi, je me souvenais de rien. Qu'est-ce que je pouvais bien foutre là, au milieu d'une infinité de corps déjà à moitié décomposés allongés pêle-mêle, sans vie, sans rien ? Même mon nom je m'en souvenais pas, je reconnaissais rien ni personne, où j'étais, quand j'étais, qui j'étais, rien de rien. Un trou noir dans la tête, je te dis. Affreux. Comme si on avait brusquement implanté ma conscience dans une carcasse vide.

Moi j'étais là, planté au milieu de tout ça comme un con, mais tellement seul avec ce moi que je découvrais tout juste que j'ai failli péter un câble en réalisant ce qui se passait. J'ai gueulé. Comme un malade. J'ai gueulé, les rats se sont arrêtés dans leur entreprise de nettoyage, mais seulement trente secondes, tu penses, un gars qui gueule ils s'en foutent eux. J'ai gueulé, et puis je l'ai vue, tout au bout du champ. Elle. Elle était debout.

Elle, tu vois, elle était belle. Pas de cette beauté qui crie à tout le monde regardez-moi je sais ce que je vaux, non, tu sais, elle était plutôt du genre qui s'impose par son charisme, son aura, sa… présence. Moi j'la trouvais plus belle que tout, tu penses, la première personne vivante que je voyais. C'est ma mère, je me suis dit. Une drôle de mère un peu trop jeune et trop sauvage, et pas encore connue, mais c'était vraiment comme ma mère. Elle m'a regardé bizarrement, m'a même pas souri. Elle me jaugeait, ça se voyait, elle me testait, me donnait une note sur son échelle de valeurs. J'ai pas pipé un mot. J'avais rien à dire moi, j'étais paumé. C'est elle qui m'avait trouvé après tout.

Et là, dans ses yeux un peu trop sombres, ou un peu trop clairs je sais pas, j'ai trouvé un truc, ça m'a fait presque mal au cœur. Comme tous les malheurs des morts qu'elle aurait récupérés et qui débordaient de partout. Ça m'a pincé la poitrine, j'avais jamais ressenti ça, j'aimais pas. La pitié je crois que c'était. Mais elle avait l'air forte, elle, alors j'ai vite chassé ce sentiment. Elle me regardait de haut, un peu méfiante, du genre à pas savoir si j'planquais une dague quelque part ou quoi. Note que vu l'endroit où on était c'était plutôt compréhensible comme attitude. Elle m'a fait peur, au début.

- T'es perdu, plancton ?

Je savais même pas ce que c'était, moi, un plancton… Mais qu'est-ce qu'elle est grande, j'ai pensé. Ou alors c'est moi qui suis petit, j'ai ajouté. Bah oui, je m'étais jamais vu dans une glace moi. Enfin, pas encore.

- C'est vrai ça au fond, qu'est-ce que tu fous planté ici au milieu de nulle part ?

Elle a regardé autour d'elle en disant ça, comme pour s'assurer que j'étais effectivement tout seul. Ce qu'elle a vu lui a déplu, parce qu'elle est vite revenue sur moi, et moi je lui ai répondu.

- J'en sais rien.

J'avais pas grand-chose d'autre à dire, c'est vrai au fond, je savais rien de rien. Elle a haussé un sourcil intrigué, ou irrité, s'est penchée vers moi, pas l'air méchante mais presque.

- Tu t'appelles comment ?

- Je sais pas.

- T'as quel âge ?

- Je sais pas.

- Tu viens d'où ?

- Je sais pas.

Là elle a commencé à s'énerver. Moi aussi. J'avais envie de chialer. Comme ça, d'un claquement de doigts, le fait que je ne sache plus rien de moi-même m'a paniqué, et de la voir taper du pied comme face à un gosse têtu et boudeur qui voulait pas répondre à ses questions m'a exaspéré et fatigué. J'avais envie qu'elle me croie, moi, pas qu'elle joue à l'adulte contrite par un môme caractériel. D'ailleurs adulte elle l'était même pas. Quinze ans qu'elle avait, je crois. Ou seize. Mais pas beaucoup plus.

- Tu te fous de moi ?

- Non.

J'aurais aimé qu'elle me fasse confiance dès le début, qu'il y ait pas cette période de doute, de scepticisme, cet affreux truc typique aux grandes personnes. J'crois que mon regard paumé et presque désespéré – et accessoirement plein de larmes – a dû la déstabiliser, parce qu'elle a arrêté de froncer les sourcils comme une malade et a demandé confirmation.

- Sérieux ?

- Sérieux.

J'aurais eu du mal d'être plus sincère, alors elle m'a cru. Et ça, ça m'a fait du bien, tu vois. J'me sentais moins seul, du coup. Moins paumé, peut-être. Moins abandonné. Je sais pas. Toujours est-il que je l'ai adoptée et que j'aurais pas été près de la lâcher. Je sais pas si elle l'a senti, mais du coup elle a souri. Ça lui allait bien, un sourire, comme ça, tout lumineux, parce que le soleil commençait à se coucher derrière et qu'il faisait plutôt sombre.

- Alors tu seras Fléau.

Tu vois, c'est de là qu'il vient, mon nom. C'est elle qui me l'a donné. Alors je le chéris, parce qu'elle m'a sorti du néant et m'a porté sur un piédestal. Fléau, c'est mon nom, et c'est un peu le sien aussi.

- Tu seras Fléau parce que tu as survécu au fléau de ton ennemi. Tu seras Fléau pour les narguer et leur faire comprendre qu'ils seront pas toujours les vainqueurs. Tu seras leur fléau, quoi. Tu peux te charger de cette mission ?

Ça me plaisait bien tout ça, même si je savais pas qui c'était, ceux dont elle parlait. J'imaginais que ça devait être ceux qui avaient entraîné d'une drôle de valse la mort sur ce de champ de bataille. Eux, pour moi, ils n'avaient pas de forme mais portaient des armures étincelantes et riaient d'un rire cruel et méprisant en abattant leurs haches et leurs épées sur les corps de malheureux innocents. Eux, pour moi, c'était le mal personnifié, incarné.

- Moi je m'appelle Madness.

Elle a dit ça en rigolant, mais c'était le genre de petit rire qui te faisait plus penser qu'elle se foutait d'elle-même qu'autre chose. Je comprenais pas trop pourquoi, je trouvais ça joli, moi, comme nom, ça sonnait agréable, tout doux, presque maternel en fait. En tout cas ça m'a plu. Elle m'a regardé bizarrement quand je lui ai dit, j'ai eu un creux au ventre, j'avais peur de l'avoir vexée.

- Au fond, c'est normal que tu saches pas. Madness, c'est folie.

Pour moi, ça voulait pas dire grand-chose de plus, mais je me suis tu, un peu intimidé par ses sous-entendus qui volaient trop haut pour moi. Je me demandais ce qu'on allait bien pouvoir faire, après. La nuit tombait doucement, j'avais faim malgré mon estomac qui jouait aux scoubidous à cause de l'odeur, j'avais faim et j'avais envie de me reposer, j'avais mal à la tête et un drôle de truc dans le ventre, quelque part sous les côtes. Un creux, une boule, je sais pas, mais un truc désagréable, et je sentais qu'en m'allongeant dans un endroit qui puerait moins la mort, j'aurais des chances que ça s'en aille. J'ai regardé ma nouvelle amie. Elle m'a regardé. Et puis quoi ? je lui ai demandé du fond des yeux. Où on va maintenant ? Elle m'a pas répondu. Enfin, pas directement. Elle a embrassé l'horizon, comme si je n'existais pas, ça m'a fait mal.

- Dis, Fléau, tu veux te venger ?

J'allais devoir m'habituer à ce nom, moi, j'ai remarqué. Puis j'ai fait oui de la tête, tout doucement, pour ne pas la déranger dans ses pensées. Je voulais qu'elle continue de me regarder, j'avais envie de faire n'importe quoi pour qu'elle ne m'abandonne surtout pas. C'était mon nouveau cauchemar. Rester seul. Tout seul. Avec les rats. Elle s'est retournée vers moi, m'a examiné, de bas en haut, de haut en bas, sans se lasser, refaisant chaque fois le chemin de mes yeux à mes pieds, de mes pieds à mes yeux, elle me lâchait plus et j'aimais beaucoup cette sensation.

- Alors suis-moi. Reste toujours avec moi, derrière-moi s'il le faut. Approuve mes décisions si elles te semblent bonnes, conteste-les si tu les trouves mauvaises. Tu seras mon conseiller, ma conscience, ma critique. Ne me laisse jamais tomber dans l'excès, retiens-moi si je m'envole trop haut, tends-moi la main si je m'enfonce trop bas. J'ai un projet. Tu vas m'aider à le réaliser.

Ça n'était même pas une proposition, ou une question, non, c'était un ordre, simplement un ordre, j'avais pas le droit de refuser. Au fond, ça me plaisait aussi comme ça. Tu penses, elle me donnait de l'importance, ça me donnait une sorte de présence physique à ses côtés, j'étais vrai, j'existais enfin. Cette fille, elle sait ce qu'elle veut, j'ai pensé. Et c'était juste. Elle a jamais arrêté de croire en ses buts, ses idéaux, ses rêves. Jamais. Elle a toujours tout fait pour aller jusqu'au bout, s'est jamais assise un jour en déprimant parce que ça n'allait pas comme elle voulait, parce qu'elle avait pas envie de continuer à se battre. Elle a la tête dans les nuages, elle vole très loin au-dessus des autres ; moi, j'suis un peu plus terre à terre, mais pas trop parce que sinon j'aurais pas pu la suivre. Tu vois, au fond, son projet, il s'est réalisé en partie.

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