10 octobre 2014

Il s'est suicidé pour nous sauver tous.

M'aura pas fallu grand-chose. C'est pas comme si j'avais pas l'habitude, faut dire. J'pense pas qu'on puisse vraiment se faire à ce genre de truc. C'est jamais que la septième. Faudra p'tet que je m'y résolve à un moment ou à un autre.
Putain.
Cette fois j'ai même plus d'épaule sur laquelle m'appuyer.
J'y crois pas.
J'veux pas y croire, putain.
Je vois trouble, mais non c'est pas des larmes dans mes yeux merde. T'étais la dernière, tu sais, et tu me plantes là, comme une conne.
Y'aura pas grand monde à l'enterrement, j'le sais déjà, j'dois pas me faire d'illusion. Je suis la dernière. La dernière qui te tenais compagnie, qui te faisais encore vivre.
Et moi, maintenant, je vis pour qui, hein ?
T'avais pas le droit…
Tu sais, je les entends encore tous, derrière-moi, comme des chuchotements, ou des cris. Y'a l'ombre de Ta Majesté sur la troisième marche des escaliers, penché vers moi avec ses grands yeux interrogateurs qui demandent encore ce qu'il se passe pour que je chiale comme une morveuse. La main sur mon épaule je sais pas à qui elle est. Ils sont plus là de toute façon.
- Hé, hé, porte-moi Ta Majesté, je veux la voir, je veux la voir !
Toute seule dans cette grande maison vide.
- Woaaaaaa c'est quoi ce truc ?! C'est ça qu'était dans le ventre de Moulin à Vent avant ?
J'inspire à fond. Lève la tête. C'est même pas dans ton lit que t'es morte, c'est nul hein ? Bêtement dans le canapé du salon où t'avais élu domicile. T'aurais demandé, j'aurais pu t'aider à monter tous les soirs te coucher, tu sais. J'étais là, moi. J'ai toujours été là. Je suis toujours là, moi…
Debout contre la porte, c'est le reflet de Bisou qui pleure doucement, en silence, comme toujours. La reine des câlins qui a jamais su se consoler toute seule. À quoi ça sert d'aider les autres quand t'es vide au fond de toi ? J'y croyais pas non plus, ce jour-là, quand les infirmiers ont débarqué en courant. Putain non j'y croyais pas. J'étais pas assez petite pour pas réaliser ce qui se passait. Elle, elle avait quinze ans. Moi douze. Et ça a été mon premier face à face avec la mort. Avec la douleur, la vraie.
Celle que je porte comme un fardeau.
Appuyée à l'endroit où Microbe prenait toujours ses airs de chef, je perds mon esprit dans ce simple couloir où tant de choses se sont passées. La maison se meurt. Moi aussi. Je crois.
- Orient espèce de salopard ! Rends-moi ça !
- Viens le chercher Onee-san !
Tu sais, le Vieux Singe, chaque fois qu'il râlait quand on faisait du bruit, on l'emmerdait un peu plus, pour le principe, et pour lui faire des pieds aussi. Et toi tu souriais bêtement dans ton coin, trop timide pour rigoler de nos conneries. Les bobos c'était ton domaine, t'as dû en soigner des écorchures quand on était mômes. Dis, c'était pas flippant, de nous voir risquer nos peaux sur les arbres du jardin ?...
Dis, Moulin à Vent, pourquoi c'est la plus casse-cou qui vit toujours le plus longtemps ?...
Tu sais, moi, mon rêve, c'était d'aller un jour dans les nuages. Même sans avion. Je grimpais toujours plus haut, partout où c'était possible. Maintenant, j'ai arrêté. C'est trop lourd de porter tous ces corps avec moi. Pourtant j'aimerais vous rejoindre tous, là-haut. C'est pour ça que Ta Majesté m'appelait toujours Tarte aux Nuages ?
J'ai pas le courage de monter. Chaque marche a son fantôme, chacun la sienne, c'était attribué. Je monte doucement, une main sur la rampe. J'ai même pas envie de voir les taches d'eau que je laisse derrière moi sur le bois. T'adorais l'odeur du vernis et de la cire. Rien que pour ça, tu badigeonnais tous les meubles de ces affreux produits bien plus que de raison. J'ai pas besoin de compter, je m'arrête à la sixième marche. Celle où tu déposais mon courrier quand je recevais quelque chose. T'y mettais aussi mes fringues propres, mon argent de poche, et même mes repas de midi quand j'allais à l'école. Et jusqu'au bout t'auras pris soin de moi. Je sais pas si c'est d'amertume ou de nostalgie que je souris. Je me penche et ramasse la boîte en plastique. C'était pour quand je repartirais. Des lasagnes. T'as toujours su mes plats préférés.
Mais j'ai pas envie de repartir.
J'étouffe un hoquet alors que je repose le récipient. Je tremble, pourtant j'ai chaud, surtout à la gorge. Ça brûle. Je connais trop bien cette sensation.
Le silence m'étouffe et résonne dans mes oreilles. Comment je ferai moi, pour rentrer ici à nouveau ? C'est plus chez moi depuis que t'es plus là, t'étais mon dernier lien. J'ai l'impression d'y être une étrangère hantée de souvenirs. C'est votre repos que je dérange ? Vous me voulez bien parmi vous, encore, hein ?...
Dis… Dis bien à Microbe que je regrette…
- Si c'est comme ça t'es plus ma grande sœur !
Vous êtes toujours là, j'vous maintiens en vie, même si je suis plus comme celle que vous aviez tous connue…
J'ai la tête qui tourne. Je regarde plus haut, à l'étage, tant de chambres poussiéreuses inoccupées depuis trop longtemps. C'est comme si je vous voyais encore, entre deux cavalcades. Le silence, on l'écoutait jamais, ici, c'était toujours tellement bruyant que ceux qui étaient pas habitués en devenaient presque fous. C'était chaleureux, aussi. Une famille, c'était une famille, qu'on formait.
C'est une famille, hein, c'est ça, une famille…
C'est ma famille…
Quarante-Quatre… Ta chambre, elle a pas changé, tu sais… Elle est toujours comme avant, moins propre seulement. Ça sent le renfermé, le volet est baissé. Une à une, toutes les fenêtres sont devenues aveugles sur l'extérieur. Chaque fois que je mourais à petit feu avec vous… D'une traction sur la corde, je laisse entrer la lumière. J'empiète sur la tradition. Personne pourra plus s'en offusquer je crois. J'aurais aimé me faire engueuler par Ta Majesté furieux qui comprenait pas pourquoi ça nous tombait dessus…
J'aurais aimé… juste encore une fois, comme quand j'étais petite, et qu'on était tous là…
- Putain Tarte aux Nuages t'as encore bouffé ma part ! Mais je vais t'éventrer !
On a jamais voulu toucher à tes affaires. On avait pas encore trop l'habitude. Y'avait juste eu Bisou, et…
- Microbe reste près de moi tu vas te faire écraser !
- Ça me ferait mal tiens ! Viens me chercher !
Désolée Microbe… La nuit j'en rêve encore, ce bruit strident, ce hurlement, et la conductrice éplorée qui se serait tailladé les veines si on avait pas encore plus pleuré qu'elle… C'était pas sa faute. Pas la mienne non plus, d'après les autres. Excuse-moi, Microbe.
Pardon.
Et puis, et puis tu sais, quand tu grimpais sur mes épaules tout en haut des arbres pour être encore plus proche des nuages que moi… Et que moi je me sentais forte rien que pour toi…
Rien que pour toi…
J'ai envie de tout balancer par la fenêtre.
Ma chambre, elle a pas changé non plus. Comme je l'ai laissée la dernière fois. Lugubre. Orient accoudé à mon appui de fenêtre, parce que c'est de là que tu voyais le mieux le soleil se coucher. Et tu ris encore, comme un écho, une ritournelle, la chanson de l'éternité.
Ton refrain dans ma vie.
- Tadaima !
C'était ton jeu. T'avais appris ça dans un bouquin ou je sais pas trop où. T'as passé des heures à nous tanner pour qu'on te réponde.
- Tadaima, ça veut dire "je suis rentré", et vous vous devez répondre okaeri, "bienvenue à la maison" ! C'est pas compliqué pourtant !
Et maintenant, qui me souhaitera la bienvenue quand je pousserai la porte ?...
Y'a plus que ma voix pour m'accueillir chez moi.
Ma voix, et le silence.
Dans cette immense maison trop vide.
Tu vois, Moulin à Vent, tu vois comment c'est quand je suis toute seule ? C'est comme ça qu'il disait, Ta Majesté, moi je peux pas rester seule sinon je suis pas complète. Les autres me manquent un peu trop pour que je respire encore sans que ça me brûle.
Et ça brûle là, tu sais…
Tu sais, Moulin à Vent, tu sais pourquoi on t'a appelée comme ça ? T'as jamais posé la question, mais je sais que t'étais curieuse de savoir. C'est juste parce que c'est quand on souffle sur tes ailes que tu tournes. Parce que nous, les gosses, on est ton vent, et que tu continues à avancer et à braver la mort malgré tout.
Malgré les saloperies qui te sont tombées dessus.
J'ai été la dernière à souffler. Je suis fatiguée, tu sais, c'est pas facile de t'aider à faire tourner la roue. Mais j'ai continué. Comme tous les autres l'auraient fait à ma place.
À ma place.
Ta Majesté, il aurait pas dû y être, à ma place. Quand, pour tester la solidité du pont en bois, il a couru dessus, un peu au ralenti, et que la planche a craqué. C'est le torrent glacial de larmes qu'on a pleurées qui l'a avalé, je crois. Ce jour-là, j'ai pensé que si j'avais été plus forte, si j'avais arrêté de chialer, peut-être qu'il aurait survécu. Avec Orient dans mes bras, du haut de mes dix-sept ans, j'ai juré de braver la mort quoiqu'il advienne.
J'aurais peut-être pas dû.
Le Vieux Singe a pas attendu pour se laisser prendre, lui aussi.
- Dis, Tarte aux Nuages, tu crois que c'est le destin, ou un truc comme ça ?
J'avais plus que vous deux.
- Tu crois que je vais mourir comme les autres ?
Merde, Orient, t'avais quatorze ans…
C'est pas mes sanglots que j'entends, c'est ceux des autres. La chambre de Bisou, juste à côté, celle où j'ai le plus de mal à aller, là où on l'a retrouvée exsangue, un sourire extatique aux lèvres.
Ça devait être ça, son paradis.
J'ouvre les portes et les fenêtres, je me retiens pour pas hurler ma douleur qui résonne en moi comme un tadaima sans réponse. J'ai eu deux ans de répit avec Orient, le dernier, le petit dernier désormais, et tous nos regrets à nous trois, et tous les regards qui nous évitaient, pudiques, désolés, et qu'est-ce qu'on en avait à foutre d'eux, nous ?
Qu'est-ce qu'on y pouvait, nous ?
Qu'est-ce que j'y peux, hein ?...
C'est pas ma vie, ça, c'est pas ma vie…
On me l'a prise, ma vie, on me l'a prise avec tous les autres, avec vous tous, on m'a rien laissé, rien du tout, j'ai plus de rêves, plus d'espoirs, je suis déjà morte moi, t'as vu comment tu me laisses, Moulin à Vent ? Toute seule ? À genoux en train de pleurer devant les chambres de tous les autres ?...
Ça peut pas être ma vie, ça...
Je suis née pour vivre moi, pas pour mourir…
Putain j'ai envie de crever…
Tu sais, le Vieux Singe, il est mort de chagrin… Il était bourru mais il aurait donné sa peau pour nous… Tout le monde le savait, et on rigolait en silence quand il faisait son pas concerné. C'est encore plus dur quand il est parti. Tellement plus dur de jamais lui avoir dit que nous aussi on l'aimait. Même à quatre, on lui a pas dit.
Je t'ai dit que je t'aimais, Moulin à Vent ?...
Sûrement pas les veilles d'examens, quand tu venais voir comment j'allais et que je t'envoyais sur les roses avec ton sourire timide.
Sûrement pas, non…
Et Orient, quand on a rien vu venir. Ça peut survenir n'importe quand chez n'importe qui, qu'ils ont dit, les docs en blouse blanche et rouge.
Rouge de sang.
Rouge de son sang.
Merde…
C'est pas humain, tout ça…
On est pas fait pour vivre ça.
C'est pas juste, hein ?...
- Bisouuuu, c'est pas juuuuste, Ta Majesté a eu plus d'argent de poche que moiii !
Et moi, maintenant, je fais quoi, dis ? Je suis seule comme je devrais même pas l'être. Paumée. Tellement que je regarde mes mains trempées, et mes joues dégoulinent comme la fontaine de Quarante-Quatre au milieu du jardin.
C'est ça, ma vie ? Une montagne de tristesse ? Infranchissable ? Un Himalaya de regrets ?
J'en veux pas, de tout ça…
Posément, presque calmement, j'entre dans votre chambre, celle que tu partageais avec le Vieux Singe. Les rideaux s'agitent dans le vent. Je les arrache. Les jette par la fenêtre. Les oreillers suivent. Le contenu des armoires aussi. Chez Microbe, tous ses jouets volent dans la petite cour. C'est ça, péter un câble ? Je rigole en même temps que je pleure. Je me fais peur toute seule. Ça fait même pas du bien. J'ai juste trop mal.
J'allume la radio de Ta Majesté, la fait gueuler dans toute cette maison tellement vide que ça m'arrache le cœur à chaque battement. C'est pas ma maison, c'est pas ma vie ça, c'est un cauchemar, un mauvais rêve de vingt-trois ans qui vient de s'achever en poussière. Si je crie assez fort, peut-être que je me réveillerai ?...
Dans ma chambre, après avoir balancé une partie des meubles, je m'écroule, m'effondre, réalise un peu, ou pas assez. Je suffoque.
J'ai mal, putain, j'ai mal, tu sais.
Bisou me prend dans ses bras pour me consoler. Je me revois gamine. Microbe et Orient qui se chamaillent.
Je me traîne jusqu'à l'escalier. Rampe misérablement dans la poussière. Je suis une loque. Bien sûr, c'est pas ma vie.
Bien sûr.
C'est pas la leur non plus.
J'ai pas conscience que je descends à quatre pattes. Que je marche sur les manches trop longues de mon pull. Que je glisse, je crois.
- Pars pas sans moi !
J'ai pas conscience que je suis toute seule. Je les sens encore autour de moi.
J'ai pas conscience que je dérape.
Que je tombe.
Je crois.


- Tadaima…
- Okaeri, Tarte aux Nuages !

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